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Chapitre 2
Dans la cantine de l'Ehpad Gaëtan-Hervé à Rennes, deux personnes âgées se rapprochent. Régulièrement, l'une s'assied sur les genoux de l'autre. Ce geste intime dérange, il est jugé déplacé. Les résidents toujours actifs sexuellement essuient les regards et commentaires acerbes de ceux dont le veuvage ou les années ont estompé les envies. Une distinction s'opère entre les « résidents nés après 1950, et les plus âgés », observe Fabien, aide-soignant dans différents Ehpad de la région rennaise. Il y a la génération silencieuse, celle pour laquelle la sexualité était intimement liée à la procréation. Et puis l’autre, bien plus libérée. « Ils n'ont pas eu la même
jeunesse, ils n'ont pas les mêmes repères sur les
questions sexuelles », remarque-t-il.
L'équipe soignante s'octroie parfois un droit de regard
sur les comportements sexuels. Ces sujets sont abordés
lors des réunions de transmission entre les personnels de jour et de nuit. Où l’« intrusion » doit-elle prendre fin ? Lorsqu'un jour, une résidente veuve, dont le désir sexuel était connu du personnel, réclame une visite dans un sexshop, Aurore Morel, ergothérapeute au sein de l’établissement Lucien-Schroeder, prend la requête au sérieux. Elle l'accompagne au Dorcel Store du nord de Rennes. « Ça a été un vrai moment de complicité et de découverte, entre filles, hors du rapport habituel soignant-soigné. C'était très amusant pour nous deux », se souvient la praticienne. La résidente renonce pourtant à acheter un sextoy, car elle craint le jugement du personnel. Pourquoi ne pas simplement se le faire livrer ? La plupart des Ehpad n'ont pas de boîtes aux lettres individuelles et distribuent directement le courrier aux résidents, souvent au moment des repas. Pour elle, comme pour de nombreux pensionnaires, l'activité sexuelle se cantonne souvent au champ du non-accompli.
Néanmoins, dans certaines situations, l’arbitrage n’est pas toujours simple. Il y a plus de dix ans, dans un foyer logement du Finistère, Eric Seguin, directeur de l’établissement, prend rendez-vous avec un résident au comportement déplacé avec le personnel féminin. Il se rend compte que le vieil homme n'agit de cette façon que depuis peu de temps, et pour une raison précise. « Mon prédécesseur avait interdit l'accès à sacopine car c'était une prostituée », raconte-t-il. Il décide de revenir sur cette décision, arguant que le résident doit pouvoir faire ce qu'il veut dans l'espace privatif qu'il loue chaque mois.
Au-delà du regard des co-résidents et du personnel, un poids parfois quotidien pour les personnes vivant en institution, il y a celui de la famille, tout aussi important. Yvette et Marcel en ont fait l’expérience. Il y a plus de vingt-cinq ans, cette aide-soignante retraitée et cet ancien militaire se rencontrent. Ils tombent amoureux et refont progressivement leur vie ensemble, contre l'avis de leurs enfants. À la fin 2016, ils prennent la décision d'entrer à l'Ehpad, tous les deux. Depuis, la plupart de leurs enfants ne leur parlent plus.
La question de l'orientation sexuelle est, elle aussi, très sensible. La réponse est la même dans tous les établissements : « Nous n’avons pas de résidents homosexuels. » Par peur du jugement, Robert se cache : « À 40 ans, j’ai fait mon coming-out. À 85 ans, mon coming-in. » Gérard Ribes, psychiatre et sexologue, rappelle que la génération d’homosexuels qui vit aujourd’hui en Ehpad s’est construite dans l’invisibilité. « Ce retour à l’institution leur remémore les années de plomb, avec une police des mœurs qui pouvait sévir à tout moment. » Plus encore frappée d'omerta : l’homosexualité féminine. Marick Fèvre pointe du doigt ce qu’elle estime être « l’ultime tabou » : « On appelle ça les “copines”, et personne n’en parle. Je crois que même elles ne se pensent pas homosexuelles. » Éric Seguin renchérit, pour lui, le résident « a complètement intégré l'auto-censure ». Il n'ose plus verbaliser ses avis ou assumer ses désirs, en particulier dans le domaine sexuel.
« Ces choses-là ne sont plus de leur âge ! » Voilà ce que l’on se dit lorsque l’on pense à la sexualité de nos aînés. Imaginer la vie sexuelle de ses parents et, plus encore, celle de ses grands-parents, dérange, embarrasse. Infantiliser papy et mamie en leur attribuant un amour dénué de tout aspect charnel permet de dissiper cette gêne. À l’opposé de cette représentation asexuée, on en trouve une autre, aussi faussée : la figure du « pépé un peu pervers » invoquée par Marick Fèvre, co-auteure d'Amours de vieillesse, un ouvrage collectif sur le sujet. Le vieux bonhomme au sourire vicieux, qui tripote sans cesse les aides-soignantes. Ces deux idées de la vieillesse sont loin d’être anodines : elles sont même sources de jugement. Et le regard de l’autre se fait plus pesant encore à l’entrée en maison de retraite, car à celui de la famille s’ajoute celui du personnel et des autres résidents.
Auteur d’un mémoire traitant de la sexualité des personnes âgées, Éric Seguin a travaillé, dans les années 2010, au sein de différents Ehpad finistériens. Cadre au sein de la collectivité locale, il a notamment géré les
maisons de retraite de Guipavas et du Relecq-Kerhuon.
Psychiatre et sexologue, Gérard Ribes est enseignant-chercheur et
directeur de l’enseignement de sexologie à l’université Lyon 1. La plupart
de ses travaux portent sur la sexualité et le vieillissement.
Responsable promotion de la santé au sein du groupe mutualiste Radiance
Humanis, Marick Fèvre est l’une des références françaises sur la vie affective et sexuelle des personnes âgées. Elle a co-dirigé l’ouvrage
Un jour, une résidente veuve réclame une visite dans un sexshop.
Dans la cantine de l'Ehpad Gaëtan-Hervé à Rennes, deux personnes âgées se rapprochent. Régulièrement, l'une s'assied sur les genoux de l'autre. Ce geste intime dérange, il est jugé déplacé. Les résidents toujours actifs sexuellement essuient les regards et commentaires acerbes de ceux dont le veuvage ou les années ont estompé les envies. Une distinction s'opère entre les « résidents nés après 1950, et les plus âgés », observe Fabien, aide-soignant dans différents Ehpad de la région rennaise. Il y a la génération silencieuse, celle pour laquelle la sexualité était intimement liée à la procréation. Et puis l’autre, bien plus libérée. « Ils n'ont pas eu la même jeunesse, ils n'ont pas les mêmes repères sur les questions sexuelles », remarque-t-il.
Un jour, une résidente veuve réclame une visite
dans un sexshop.
L'équipe soignante s'octroie parfois un droit de regard sur les comportements sexuels. Ces sujets sont abordés lors des réunions de transmission entre les personnels de jour et de nuit. Où l’« intrusion » doit-elle prendre fin ? Lorsqu'un jour, une résidente veuve, dont le désir sexuel était connu du personnel, réclame une visite dans un sexshop, Aurore Morel, ergothérapeute au sein de l’établissement Lucien-Schroeder, prend la requête au sérieux. Elle l'accompagne au Dorcel Store du nord de Rennes. « Ça a été un vrai moment de complicité et de découverte, entre filles, hors du rapport habituel soignant-soigné. C'était très amusant pour nous deux », se souvient la praticienne. La résidente renonce pourtant à acheter un sextoy, car elle craint le jugement du personnel. Pourquoi ne pas simplement se le faire livrer ? La plupart des Ehpad n'ont pas de boîtes aux lettres individuelles et distribuent directement le courrier aux résidents, souvent au moment des repas. Pour elle, comme pour de nombreux pensionnaires, l'activité sexuelle se cantonne souvent au champ du non-accompli.
Chapitre 1
Chapitre 3
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