0

Chapitre 2

Féminité piétinée

En France, près de quatre sans domicile fixe sur dix sont des femmes, selon un recensement de l'Insee. Outre les dommages causés par les conditions de vie à la rue - climat, malnutrition, fatigue -, le corps des femmes est davantage exposé à certaines souffrances, notamment sexuelles. Selon l’association Entourage, qui milite pour le maintien du lien social avec les sans-abri, une femme SDF serait violée toutes les huit heures en France. En dépit des efforts déployés pour passer inaperçues et repousser les prédateurs sexuels.

 

Karine Boinot, psychoclinicienne au CHU de Nantes, a longtemps côtoyé des femmes sans-abri. Elle a observé, pour certaines, la mise en place de "techniques de défense" telles que la masculinisation ou l’abandon de tout attribut féminin. Leur corps et leur identité s’en trouvent alors redéfinis.

À la rue, les femmes portent les marques des sévices dont elles sont victimes. Leur corps est fatigué, mutilé, meurtri. Anne Lorient a connu ce processus de dépréciation physique qu’elle raconte dans son livre, Mes années barbares. L’écriture est pour elle une thérapie qui l’aide à se reconstruire, aussi bien physiquement que mentalement. Si elle a quitté la rue il y a presque quinze ans, le combat pour se réapproprier son corps est loin d’être terminé.

 

Durant dix-sept ans, agressions et viols ont rythmé son quotidien dans les rues de Paris. Anne se souvient qu'à sa majorité, elle quitte le domicile familial pour échapper à son frère, qui abuse d’elle depuis qu’elle a six ans. Fragile, naïve, elle devient la proie d’inconnus dès son premier soir dans la capitale. « Je venais à Paris pour fuir une violence et j’en ai trouvé une autre », résume-t-elle. En dix-sept ans d’errance, elle subit plus de soixante-dix agressions sexuelles, entre attouchements, fellations forcées et viols.

« Une SDF est moins chère qu’une pute »

 

Ses efforts pour s’enlaidir n’y ont rien changé. « Je faisais tout pour être moche. Je me rasais les cheveux, je mettais des vêtements militaires, raconte-t-elle. Mais moche ou pas moche, tu te fais violer. De toute façon, tu es à leur disposition et tu es moins chère qu’une pute. »

 

Et pas la peine de compter sur l’animation des rues pour espérer se protéger des prédateurs sexuels. « J’ai déjà vu une femme se faire violer entre deux voitures en pleine journée. Parce qu’elle était SDF, tout le monde passe à côté et s’en fout », s'indigne Anne. Elle a connu le même sort. « Il n’y a rien de pire que de se faire violer et de se faire ignorer. Pendant que tu te fais violer, tu vois ce qu’il se passe autour de toi. Tu vois les passants, les passants te voient mais ne font rien. C’est encore plus humiliant, c’est de l’humiliation totale », se désole-t-elle, marquée par ce souvenir douloureux.

 

Être en couple, être protégée ?

 

« Souvent, en arrivant dans les commissariats, on me disait de dégager parce que j’étais sale et que je risquais de donner des poux aux autres personnes de la salle d’attente », s’indigne Anne. « On ne me voyait pas comme une femme violée mais comme une SDF. » Élina Dumont, qui a passé quinze ans dans la rue, insiste : « La plainte d’une sans domicile fixe est beaucoup moins importante que celle d’une femme qui travaille. » En termes de sécurité, elles dénoncent l’indifférence des autorités et s’estiment livrées à elles-mêmes. Pour éviter les violences, certaines femmes en quête de protection se mettent en couple avec des hommes, plus ou moins par défaut.

Double click to edit text
femmerue.png

Quand le corps devient une monnaie d’échange

 

Le corps, en tant qu’ultime ressource pour les sans-abri, peut devenir l’objet de transactions et d’échanges de faveurs. Il n’est pas rare que certaines soient contraintes d’échanger des services sexuels contre un hébergement ou des stupéfiants. Dans la rue, elles sont surnommées les “putes à came”. « Ces meufs sont prêtes à aller baiser avec n’importe qui, pas faire l’amour, vraiment baiser, juste pour se retrouver au chaud ou avoir de la drogue », explicite Gwen, sans-abri depuis six ans, de manière un peu abrupte. « On ne peut pas appeler ça "en couple". »

 

On retrouve ces stratégies extrêmes surtout chez les femmes, mais pas uniquement. « Il y a beaucoup de femmes, même des hommes, particulièrement chez les homosexuels, qui acceptent des relations sexuelles contre un toit », affirme Élina. « Quand on est sans domicile fixe, c’est tous les jours. Pour ma part, je n’ai pas fait de prostitution "directe". Évidemment, on pourrait se dire "si, tu as fait de la prostitution puisque tu couchais pour un toit". Mais je n’ai jamais fait de prostitution tel qu’on l’entend contre de l’argent, je n’ai jamais pu. »

 

Certaines, comme Anne, se sont néanmoins retrouvées prises dans l’engrenage. 
« J’avais besoin d’argent et je voyais des amies prostituées qui s’en sortaient mieux que moi, donc je me suis dit “je vais en faire un peu”, et puis on est vite pris dans le truc », confie-t-elle. « Au début c’était un tout petit peu, et puis je me suis faite avoir par un proxénète. Le problème n’est pas la prostitution, c’est le proxénète. Prostituée indépendante dans la rue, ce n’est pas possible. »

 

Anne Lorient.jpg

D’autres, comme Anne, ne croient pas à cette supposée sécurité offerte par la figure de l’homme protecteur. Ne se sentant pas plus en sécurité, elle préférait rester seule à la rue. Selon elle, « il n’y a qu’un avantage à avoir un protecteur : au moins tu sais par qui tu te fais violer. » L’ex-SDF estime que ces hommes se servent des femmes pour assouvir leur propre désir. Le corps devient leur propriété, une pratique qui revient ni plus ni moins à du marchandage ou de l’esclavage. La protection, si tant est qu'elle existe, s’évapore à la moindre contrariété. « Dès qu’il y a un pépin, il s’enfuit et vous laisse derrière lui », insiste-elle.

 

« La plupart du temps, ils étaient mariés... »

 

De son côté, Élina n’a jamais eu besoin d’être en couple pour avoir un protecteur. Ses amis assuraient ce rôle d’eux-mêmes. 
« Pour mes potes sans domicile fixe, qui étaient beaucoup plus vieux que moi, il ne fallait pas me toucher », se rappelle-t-elle, le sourire aux lèvres.
« D’ailleurs les SDF ne m’ont jamais touchée, et ils ne m’ont jamais demandé de coucher avec eux. J’étais leur protégée. Pour eux j’étais leur gadji. »

 

Pour Élina, les avances sexuelles venaient surtout d’hommes mariés, salariés ou chefs d’entreprise. Lors de ses années d’errance, elle considère pourtant ne jamais avoir subi d’agressions, même si certains profitaient de sa situation pour abuser d’elle. Ils lui permettaient de dormir au chaud mais attendaient des faveurs sexuelles en retour.

« Je n’ai jamais appris à faire l’amour à quelqu’un. J’ai toujours subi, je ne sais pas faire. »

« Je n’ai jamais appris à faire l’amour à quelqu’un.
J’ai toujours subi, je ne sais pas faire. »

silhouette SDF.png

Mon corps contre un toit

L’amour plaisir n’existe pas

 

Au milieu de cette violence sexuelle, Anne rencontre l’amour à la rue. Pendant quelques années, elle fréquente Luis, le père de ses enfants. Ensemble, ils parviennent à s’isoler sur les toits de Paris, son endroit préféré. Elle aime la hauteur, le calme des toits, mais l’intimité retrouvée ne suffit pas. « Deux traumatisés qui font l’amour vont le faire de façon traumatisée, traumatisante. Je n’ai jamais appris à faire l’amour à quelqu’un. J’ai toujours subi, je ne sais pas faire », avoue-t-elle. « L’odeur d’un homme en train de faire l’amour me dégoûte. » Aujourd’hui, elle n’a pas encore repris entièrement possession de son corps, et sexualité ne rime toujours pas avec plaisir.

 

Le traumatisme reste également très prégnant chez Élina. À plus de cinquante ans, elle n’a jamais eu de véritable relation amoureuse. « Je ne sais pas du tout ce que ça veut dire être amoureuse, et je crois que je ne saurai jamais », dit-elle, résignée. 
« Dès que suis avec un homme, j’étouffe, et je ne veux même plus entendre parler de relation
sexuelle. »

 

Pour Anne comme pour Élina, ces années de violence ont conduit au renoncement à toute vie sexuelle. Anne a quitté la rue pour élever son fils. Il lui aura fallu treize années pour être en mesure de parler et de raconter son histoire. Élina a suivi une longue thérapie pour vaincre ses « fantômes » et ses addictions. Toutes deux auteures d’un livre sur leurs années d’errance, elles sont aujourd’hui engagées au niveau associatif pour venir en aide à ceux qui n’ont pas pu quitter la rue. Son insécurité, sa froideur, son ignominie, elles ne pourront jamais l’oublier.

 

* Le prénom a été modifié

Corps vulnérable

boinot.png

Psychologue clinicienne, Karine Boinot a réalisé sa thèse sur la souffrance psychique des personnes sans-abri. Elle assure aujourd'hui l'accueil des femmes en situation de vulnérabilité, victimes d'agressions sexuelles et autres violences, au CHU de Nantes.

dumont.png

Placée à la Dass, Élina Dumont est passée de famille d’accueil en famille d’accueil. Dès sa majorité, elle se retrouve à la rue, où elle restera pendant quinze ans. Aujourd’hui, elle est comédienne et raconte son histoire dans un spectacle et dans un livre, Longtemps, j’ai habité dehors.

Dans son livre Mes années barbares, Anne Lorient raconte ses dix-sept années d’errance et de violence dans les rues de Paris.
Aujourd’hui, elle vit dans un appartement avec ses deux enfants et collabore avec des associations d’aide aux sans-abri.


« C’est vrai que ça facilite les choses, car tout le monde connaît mon copain », acquiesce Anaïs*, à la rue depuis six ans. Si elle n’hésite pas à élever la voix, la jeune femme

doit souvent évoquer le nom de

son compagnon pour obtenir un

respect qui lui est refusé, dans

une rue le plus souvent

masculine et misogyne.

Le couple s'est formé il y a

six ans, et vit

ensemble, entre

Brest et Rennes,

au gré des

opportunités.

Anaïs affirme que

Stéphane* l’a aidé à

sortir d’une relation

« toxique ». Avec lui,

elle peut vivre sa bisexualité ouvertement. En plus des rapports avec son compagnon, elle couche aussi avec des amies rencontrées à la rue. « Je ne les ramène pas à la caravane, parce que c’est notre terrain, mais on en discute ouvertement. » Des relations plus sexuelles qu’amoureuses, qu’elle entretient la plupart du temps dans les tentes de ses partenaires. Si elle sépare ces deux sexualités, elle peut cependant compter sur son compagnon pour intervenir face aux remarques homophobes qu’elle essaye tant bien que mal de combattre.

 

 


« C’est vrai que ça facilite les choses, car tout le monde connaît mon copain », acquiesce Anaïs*, à la rue depuis six ans. Si elle n’hésite pas à élever la voix, la jeune femme doit souvent évoquer le nom

de son compagnon pour obtenir un respect qui lui est refusé,

dans une rue le plus souvent masculine et misogyne.

Le couple s'est formé il y a six ans, et vit ensemble,

entre Brest et Rennes, au gré des opportunités.

Anaïs affirme que Stéphane* l’a aidée à sortir d’une

relation « toxique ». Avec lui, elle peut vivre sa

bisexualité ouvertement. En plus des rapports avec

son compagnon, elle couche aussi avec des amies

rencontrées à la rue. « Je ne les ramène pas à la

caravane, parce que c’est notre terrain, mais on

en discute ouvertement. »

Des relations plus sexuelles

qu’amoureuses, qu’elle

entretient la plupart du

temps dans les tentes de

ses partenaires. Si elle sépare ces

deux sexualités, elle peut cependant

compter sur son compagnon pour

intervenir face aux remarques

homophobes qu’elle essaye tant bien

que mal de combattre.

Haut de page

Retour aux portes

Retour aux portes

Copie de Copie de Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of logonoir.png

Chapitre 1

Chapitre 3

Quand le corps devient une monnaie d’échange

 

Le corps, en tant qu’ultime ressource pour les sans-abri, peut devenir l’objet de transactions et d’échanges de faveurs. Il n’est pas rare que certaines soient contraintes d’échanger des services sexuels contre un hébergement ou des stupéfiants. Dans la rue, elles sont surnommées les “putes à came”. « C’est des meufs qui sont prêtes à aller baiser avec n’importe qui, pas faire l’amour, vraiment baiser, juste pour se retrouver au chaud ou avoir de la drogue, explicite Gwen, sans-abri depuis six ans, de manière un peu abrupte. On ne peut pas appeler ça "en couple". »

 

On retrouve ces stratégies extrêmes surtout chez les femmes, mais pas uniquement. « Il y a beaucoup de femmes, même des hommes, particulièrement chez les homosexuels, qui acceptent des relations sexuelles contre un toit, affirme Élina. Quand on est sans domicile fixe, c’est tous les jours. Pour ma part, je n’ai pas fait de prostitution "directe". Évidemment, on pourrait se dire "si, tu as fait de la prostitution puisque tu couchais pour un toit". Mais je n’ai jamais fait de prostitution tel qu’on l’entend contre de l’argent, je n’ai jamais pu. »

 

Certaines, comme Anne, se sont néanmoins retrouvées prises dans l’engrenage. 
« J’avais besoin d’argent et je voyais des amies prostituées qui s’en sortaient mieux que moi, donc je me suis dit “je vais en faire un peu”, et puis on est vite pris dans le truc, confie-t-elle. Au début c’était un tout petit peu, et puis je me suis faite avoir par un proxénète. Le problème n’est pas la prostitution, c’est le proxénète. Prostituée indépendante dans la rue, ce n’est pas possible. »

Rue

Féminité piétinée

Copie de Copie de Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of logonoir.png

Chapitre 3

Chapitre 1

Rue Féminité piétinée