0

À rue d'épreuve

Anaïs*, vingt-quatre ans, est bien dans ses pompes. Ses sandales rouges aux pieds, elle nous guide vers son abri de fortune, une caravane garée dans une clairière, près du canal Saint-Martin. Elle vit depuis deux mois à Rennes avec son copain, Sébastien*, un homme de quarante ans, mince, aux cheveux bouclés grisonnants et à la barbe fournie. Leur logis n’est que temporaire, le temps que la jeune femme subisse une opération du coeur. Si la caravane leur offre l'intimité dont ils ont besoin, elle manque cruellement d'équipements de première nécessité.

 

Des rapports sains dans un corps sain

 

« Le plus compliqué, c’est de trouver des endroits pour se laver », répond-elle d’emblée quand on l’interroge sur sa sexualité. Aussi bien avant qu’après les rapports, l’accès à la toilette est primordial pour des relations saines. La source d’eau potable la plus proche se
trouve au bord d’une écluse, à plus de dix minutes à pied.
Le couple s’organise donc en conséquence : deux bidons
de quarante litres et un de cinquante leur servent de
réserve d’eau. Pour boire, cuisiner, mais aussi prendre soin
de leur hygiène intime.

 

À l’autre bout de Rennes, près du pont Malakoff, Didier* se lamente :    « Les douches, c’est bien, encore faut-il avoir des vêtements propres à mettre après ! » Pas question pour lui de marcher jusqu’au Puzzle, un abri de jour qui met des douches à disposition, gratuitement. Installé sur un amas de couvertures près d’un supermarché, il n’est pas du genre à tourner autour du pot : « Je te le dis franchement, je n’arrive pas à bander. » En cause, l'insalubrité de son environnement et son hygiène corporelle. Didier le sait, cela fait d’ailleurs plusieurs jours qu’il n’a pas pu se laver. À la rue depuis huit ans, le déclin de sa libido est la conséquence de ses conditions de vie. Pourtant, ce n’est pas faute de sollicitations. « Tirer un coup dans un buisson, tu sais… dans un appartement, là ça serait autre chose », grogne-t-il. Didier est certain qu’une douche et un lit où faire l’amour régleraient ses problèmes érectiles. Une question d’hygiène, fortement liée à l’estime de soi, qui s’ajoute au froid glacial de ce mois de février et à une dépendance à l’alcool.

 

Sexualité à la rue, sexualité déréglée ?

 

Résoudre le problème de la toilette intime n’est cependant pas suffisant pour faire l’amour en toute sécurité. Si Anaïs est consciente des risques, c’est grâce à sa grand-mère qui l’a mise en garde. Avant ses premiers rapports avec Sébastien, les deux se sont fait dépister afin de vérifier qu’ils n’étaient pas porteurs de maladies sexuellement transmissibles. Comme beaucoup de femmes à la rue, Anaïs s’est fait poser un implant. En plus de ne pas requérir une régularité comme la pilule, l’implant permet à Anaïs d’avoir ses règles moins souvent. Elle évite ainsi d’avoir recours aux tampons ou aux serviettes hygiéniques, relativement coûteux. À défaut, elle se rabat sur du papier toilette, des bouts de tissus, voire même des vêtements comme des t-shirts. Et si certaines associations mettent les produits adaptés à disposition, encore faut-il connaître leur existence et oser demander. À Rennes, le kit d’hygiène distribué par la Croix Rouge inclut non seulement brosse à dents et dentifrice, mais aussi protections hygiéniques et préservatifs. « Il y a toujours trois préservatifs. Après, tu peux aller dans les associations, ils te les donnent », précise Gwen, habituée de la place Hoche à Rennes.

kit survie.png

« On ne parle pas de sa vie sexuelle

avec un inconnu »

 

Avec les conditions de vie à la rue, certaines femmes, sous le coup du stress, du froid, ou suite à la consommation d’alcool ou de stupéfiants, voient leurs menstruations s’arrêter. Un bouleversement du cycle qui peut donner lieu à de mauvaises interprétations : « Le problème dans ces cas-là, c’est que certaines pensent qu’elles n’ont donc plus besoin de contraception, ni de protection », relève Virginie Salaun, éducatrice de rue pour l’association du Relais à Rennes. Le manque d’éducation sexuelle devient alors un danger pour celles et ceux qui continueraient d’avoir des rapports. Or, même les éducateurs les plus proches de ces personnes rencontrent des difficultés pour aborder le sujet, car ils n’y sont que peu formés. Karine Boinot, psychologue, en a fait l’expérience : « On ne parle pas de sa vie sexuelle avec quelqu’un qu’on ne connaît pas. Qui est le professionnel pour poser des questions sur l’intimité ? Et puis, les professionnels sont eux-mêmes mal à l’aise sur le sujet. »

 

L’intimité en centres d’hébergement

 

Dans les logements collectifs, les femmes, minoritaires et le plus souvent en situation de grande vulnérabilité, sont séparées des hommes dans un souci de protection. Ainsi, elles bénéficient plus facilement des chambres d’hôtel supplémentaires mises à disposition dans le cadre des plans "grand froid". Le reste du temps, les sans-abri en centre d’hébergement dorment habituellement dans des dortoirs, où l’intimité est forcément mise de côté. Élina Dumont a côtoyé ces centres pendant ses quinze années d’errance à Paris. Aujourd’hui comédienne et auteure, elle explique son aversion : « En centre d’hébergement, toute la misère du monde est rassemblée. Entre ceux qui sont ivres, ceux qui sont psychiatriques, ceux qui vous volent… C’est intenable. »

« Une partie de la vie est amputée »

 

Dans ces centres de séjours courts, la sexualité est abordée uniquement en termes de prévention. Si une personne fait part de ses problèmes ou semble avoir un comportement à risque, les travailleurs sociaux peuvent lui proposer un accompagnement individualisé, appuyé par des partenariats avec l’association de prévention AIDES ou le centre médical Louis Guilloux.

 

D’autres établissements comme les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) proposent des séjours plus longstrois mois en moyenne –, et l’accompagnement porte davantage sur l’indépendance et la reconstruction des liens sociaux. « Dans les CHRS, l’intimité est centrale, et là, on a moyen d’en tenir compte », pointe Elisabeth Donnet-Descartes. Mais si aide et conseils sont à disposition, la sexualité n’est toujours pas abordée frontalement. Souvent dans la réaction, presque jamais dans l’action. Une démarche problématique pour Erwan Le Méner, sociologue au Samu social de Paris : « On parle de lieux de vie, mais il y a une partie de la vie qui est amputée. »

 

Offrir des conditions favorables à l’intimité n’empêche pas les responsables des centres d’hébergement de rester très frileux sur la question de la sexualité. Reconnaissant qu’il ne s’agit pas d’une priorité pour les couples hébergés, ils la relèguent à la sphère privée. Contacté au téléphone, un responsable de centre d’hébergement rennais botte en touche : « C’est une question très politique. » Une autre employée s’insurge : « On ne donne pas des chambres d’hôtel ! » Comme si les draps propres et les douches chaudes visaient à répondre avant tout aux besoins premiers, et non à une “sexualité de confort”. Erwan Le Méner l’affirme : « Les relations affectives et amoureuses des sans-abri ne sont pas du tout dans le champ de l’institution, alors même qu’elles peuvent être très importantes pour eux. » Ce qui prime, c’est encore et toujours la survie.

 

*Les prénoms ont été modifiés

« On ne donne pas des chambres d’hôtel ! »

« Je te le dis franchement,

je n’arrive pas à bander. »

boinot.png

Psychologue clinicienne, Karine Boinot a réalisé sa thèse sur la souffrance psychique des personnes sans-abri. Elle assure aujourd'hui l'accueil des femmes en situation de vulnérabilité, victimes d'agressions sexuelles et autres violences, au CHU de Nantes.

dumont.png

Placée à la Ddass, Élina Dumont est passée de famille d’accueil en famille d’accueil. Dès sa majorité, elle se retrouve à la rue, où elle restera pendant quinze ans. Aujourd’hui, elle est comédienne et raconte son histoire dans un spectacle et dans un livre, Longtemps, j’ai habité dehors.

Copy of le mener.png

Erwan Le Méner est chercheur à l’Observatoire du Samu social de Paris. Il est l’auteur, avec Anne Laporte, Nicolas Oppenchaim, Dolorès Pourette et Sandrine Carpentier, d'une enquête sur la vie affective et sexuelle des personnes sans domicile fixe.

Abri provisoire, intimité dérisoire

Des rapports sains dans un corps sain

 

« Le plus compliqué, c’est de trouver des endroits pour se laver », répond-elle d’emblée quand on l’interroge sur sa sexualité. Aussi bien avant qu’après les rapports, l’accès à la toilette est primordial pour des relations saines. La source d’eau potable la plus proche se trouve au bord d’une écluse, à plus de dix minutes à pied. Le couple s’organise donc en conséquence : deux bidons de quarante litres et un de cinquante leur servent de réserve d’eau. Pour boire, cuisiner, mais aussi prendre soin de leur hygiène intime.

À l’autre bout de Rennes, près du pont Malakoff, Didier* se lamente : « Les douches, c’est bien, encore faut-il avoir des vêtements propres à mettre après ! » Pas question pour lui de marcher jusqu’au Puzzle, un abri de jour qui met des douches à disposition, gratuitement. Installé sur un amas de couvertures près d’un supermarché, il n’est pas du genre à tourner autour du pot : « Je te le dis franchement, je n’arrive pas à bander. » En cause, l'insalubrité de son environnement et son hygiène corporelle. Didier le sait, cela fait d’ailleurs plusieurs jours qu’il n’a pas pu se laver. À la rue depuis huit ans, le déclin de sa libido est la conséquence de ses conditions de vie. Pourtant, ce n’est pas faute de sollicitations. « Tirer un coup dans un buisson, tu sais… dans un appartement, là ça serait autre chose », grogne-t-il. Didier est certain qu’une douche et un lit où faire l’amour régleraient ses problèmes érectiles. Une question d’hygiène, fortement liée à l’estime de soi, qui s’ajoute au froid glacial de ce mois de février et à une dépendance à l’alcool.


 

Sexualité à la rue, sexualité déréglée ?

 

Résoudre le problème de la toilette intime n’est cependant pas suffisant pour faire l’amour en toute sécurité. Si Anaïs est consciente des risques, c’est grâce à sa grand-mère qui l’a mise en garde. Avant ses premiers rapports avec Sébastien, les deux se sont fait dépister afin de vérifier qu’ils n’étaient pas porteurs de maladies sexuellement transmissibles. Comme beaucoup de femmes à la rue, Anaïs s’est fait poser un implant. En plus de ne pas requérir une régularité comme la pilule, l’implant permet à Anaïs d’avoir ses règles moins souvent. Elle évite ainsi d’avoir recours aux tampons ou aux serviettes hygiéniques, relativement coûteux. À défaut, elle se rabat sur du papier toilette, des bouts de tissus, voire même des vêtements comme des t-shirts. Et si certaines associations mettent les produits adaptés à disposition, encore faut-il connaître leur existence et oser demander. À Rennes, le kit d’hygiène distribué par la Croix Rouge inclut non seulement brosse à dents et dentifrice, mais aussi protections hygiéniques et préservatifs. « Il y a toujours trois préservatifs. Après, tu peux aller dans les associations, ils te les donnent », précise Gwen, habituée de la place Hoche à Rennes.

Si la grande majorité des établissements respectent ce principe de séparation, certains, comme le centre d’hébergement d’urgence
« Monsieur Vincent », situé dans le quartier du Blosne à Rennes, proposent des chambres de une à quatre personnes. Il est géré par l’association Saint-Benoît Labre, qui accompagne les personnes sans-abri de l’hébergement à la réinsertion sociale. Ils peuvent y rester jusqu’à une semaine. Elisabeth Donnet-Descartes, membre du conseil d’administration de l’association, explique : « Ils sont placés par le 115, puis ils arrivent le soir, on leur affecte une chambre. C’est leur lieu intime, personnel. »

 

Dans les limites des places disponibles, les travailleurs sociaux réunissent couples et familles. Une démarche rare dans les centres d’hébergement français, mais possible à Rennes. Si Elisabeth Donnet-Descartes pointe le très faible nombre de couples stables à la rue, l’accueil en centre d’hébergement d’urgence est inconditionnel. Pas besoin d’avoir de papiers, ni de justifier d’une vie de couple. Si les personnes souhaitent dormir ensemble, en principe, elles le peuvent.

lits chambre.png

Anaïs*, vingt-quatre ans, est bien dans ses pompes. Ses sandales rouges aux pieds, elle nous guide vers son abri de fortune, une caravane garée dans une clairière, près du canal Saint-Martin. Elle vit depuis deux mois à Rennes avec son copain, Sébastien*, un homme de quarante ans, mince, aux cheveux bouclés grisonnants et à la barbe fournie. Leur logis n’est que temporaire, le temps que la jeune femme subisse une opération du coeur. Si la caravane leur offre l'intimité dont ils ont besoin, elle manque cruellement d'équipements de première nécessité.

Chapitre 3

Haut de page

Retour aux portes

Retour aux portes

Copie de Copie de Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of logonoir.png

Chapitre 2

Rue

À rue d'épreuve

Chapitre 2

Copie de Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of Copy of logonoir.png

Rue À rue d'épreuve